Jeudi 28 juillet 2022, une manifestation non autorisée a été organisée à Conakry. Dans le cadre du maintien d’ordre procédant de cette manifestation qui s’est poursuivie le lendemain, des pertes en vies humaines ont été enregistrées. Avant de poursuivre l’examen de quelques questions choisies, il est tout d’abord primordial de condamner d’une manière non équivoque ces pertes en vies humaines. Car, constamment et quelle que soit la raison, « la personne humaine est sacrée » (art. 10 charte de la transition).
Les citoyens se sentent, à ce titre, concernés, au nom de cette sacralité de la personne humaine, des principes gouvernant la République et de la compassion pour les familles des victimes. Peut-être, doit-on relever que pour ces raisons, nul ne devrait avoir un intérêt à ce qu’une personne soit mortellement touchée à l’occasion de l’exercice même illicite d’un droit a fortiori dans le cadre de cette transition suscitant des espérances légitimes. Des aspects de l’interdiction de la manifestation retenus dans l’analyse concernent à la fois les autorités investies de pouvoirs de police (I) et les organisateurs de manifestations (II).
Ces aspects sont assortis de propos conclusifs (III).
I. ASPECTS DE L’INTERDICTION DES MANIFESTATIONS CONCERNANT LES AUTORITÉS INVESTIES DE POUVOIRS DE POLICE
Au titre de l’article 8 de la Charte de la transition, « les libertés et droits fondamentaux sont reconnus et leur exercice est garanti aux citoyens dans les conditions et les formes prévues par la loi. Aucune situation d’exception ou d’urgence ne doit justifier les violations des droits humains ». Pour garantir l’autorité de la Charte qui prescrit ces libertés, celle-ci prévoit en son article 81 que « sauf abrogation expresse, les dispositions de la législation et de la réglementation en vigueur non contraire à la présente charte demeurent entièrement applicables ».
C’est le cas du Code pénal qui demeure applicable en dépit de l’abrogation de la Constitution de 2020. Or, suivant l’article 623 de la loi n°059/2016 portant Code pénal de la République de Guinée, « L’autorité administrative responsable de l’ordre public peut interdire momentanément une réunion ou une manifestation publique, s’il existe une menace réelle de trouble à l’ordre public.
La décision d’interdire une réunion ou une manifestation publique doit être suffisamment motivée et notifiée aux signataires de la déclaration dans les 48 heures de la réception de celle-ci ». Il résulte de ces dispositions que si l’autorité investie d’un pouvoir de police peut interdire une manifestation publique, une telle interdiction n’est conforme à la loi qu’à quatre conditions cumulatives, au moins :
Premièrement, il faut qu’il existe « une menace réelle de trouble à l’ordre public ». Sur cet aspect, la phrase ne se limite pas à la condition de l’existence d’une « menace ». En ajoutant le qualificatif « réel », elle exclut des justifications d’une décision d’interdiction, des menaces hypothétiques ou potentielles. Il ne suffit ainsi pas d’alléguer l’existence d’une menace pour qu’une décision d’interdiction soit justifiée. Il convient de la motiver « suffisamment » conformément à l’article 623 du Code pénal.
Quoique cela mette des autorités investies de pouvoir de police dans l’embarras, il est difficile de soutenir, même sans contester les faits, que les précédents cas de manifestations ayant entraîné des destructions de biens ou des pertes en vies humaines seraient de nature à justifier pour l’avenir, des décisions d’interdiction permanente. Il convient, sur cet aspect, davantage de réfléchir aux alternatives en termes de modalités d’organisation et d’encadrement des manifestations.
Deuxièmement, à supposer même qu’il existe une « menace réelle » justifiant une décision d’interdiction de la manifestation sur les voies publiques, une telle décision n’est conforme à la loi qu’à la condition qu’elle soit « momentanée ». Sur cet aspect, relevons que le législateur a choisi dans le Code pénal l’adverbe « momentanément » précédé du verbe « interdire », en parlant de la manifestation.
Il en résulte qu’une décision d’interdiction permanente de l’exercice de la liberté de manifester serait illégale au sens de sa non conformité avec le code pénal. Une telle décision serait même inconstitutionnelle en raison de sa non conformité avec surtout l’esprit de la Charte. Car, suivant l’article 8.2 de la Charte, « Aucune situation d’exception ou d’urgence ne doit justifier les violations des droits humains ».
Relevons que les droits – y compris de manifester – prévues par la Charte s’exercent dans les conditions prévues par les loi. Or, cette loi indique que l’interdiction possible de la manifestation ne peut être que temporaire. Ainsi, en prenant une décision d’interdiction permanente, celle-ci viole non seulement la loi, mais également la Charte.
Aux fins de cette contribution, le qualificatif « permanent » précédé du substantif « interdiction » désigne une interdiction de manifester qui, s’elle est effectivement assortie d’une limite – étant donné l’indication de la levée pendant les campagnes électorales – apparaît comme une limite temporelle peu raisonnable pour être conforme à l’esprit de l’article 8.2 de la Charte ainsi qu’à l’esprit de l’article 623 du Code pénal.
Certaines »décisions » ont circonscrit l’exercice de ce droit aux sièges des partis politiques. Il ne s’agit pas là d’une restriction temporelle mais d’un aménagement spatial. Il en résulte qu’un tel aménagement ne satisfait pas aux exigences des dispositions des articles 8.2 de la Charte et de l’article 623 du Code pénal. Si la troisième condition consiste dans l’exigence de motivation suffisante de la décision d’interdiction et, la quatrième, dans l’obligation de notification, c’est parce qu’une telle décision est assortie de recours.
Il en résulte que si l’interdiction permanente de la manifestation est sous-tendue par la crainte de l’enregistrement des pertes en vies humaines, l’idée est humainement compréhensible. Pour autant, elle ne constitue ni une solution conforme à la charte, ni une solution efficace, à titre empirique. Il existe des voies alternatives en harmonie avec les lois de la République, qu’il convient donc d’envisager.
II. ASPECTS DE L’INTERDICTION DES MANIFESTATIONS CONCERNANT LES ORGANISATEURS
Suivant les dispositions de l’article 622 du Code pénal guinéen, « Doivent faire l’objet d’une déclaration préalable, les réunions publiques, les cortèges et défilés et, d’une façon générale, les manifestations politiques sur les voies et lieux publics (Code pénal, art. 621.). Cette déclaration « présentée sous forme écrite, est adressée aux maires des communes urbaines ou rurales, 3 jours francs au moins et 15 jours francs au plus avant la date prévue par les organisateurs.
Dans les 24 heures de la réception de la déclaration, l’autorité en informe le pouvoir de tutelle, après avoir auparavant délivré un récépissé au déclarant. La déclaration doit faire mention des prénoms, nom, nationalité et domicile des organisateurs et être signée par trois d’entre eux faisant élection de domicile dans la région. La déclaration doit, en outre, indiquer avec précision le but, l’heure, le lieu, la durée de la réunion et l’itinéraire projeté s’il s’agit d’un défilé, d’une marche ou d’un cortège » (Code pénal, art 622).
Outre ces aspects préliminaires dont la clarté justifie que l’on ne s’y étale pas, rappelons que si l’article 623 du Code pénal confère à l’’autorité administrative responsable de l’ordre public le pouvoir d’interdire « momentanément une manifestation publique, s’il existe une menace réelle de trouble à l’ordre public », la même disposition assortit ce type de décision de voies de recours. En effet, « l’autorité de tutelle peut, soit confirmer la décision d’interdiction, soit l’annuler » (art. 623 du Code pénal).
C’est probablement la raison pour laquelle « la décision d’interdire une manifestation publique doit être suffisamment motivée et notifiée aux signataires de la déclaration dans les 48 heures de la réception de celle-ci ». Cette exigence de motivation et de notification de la décision d’interdiction est sous-tendue par le droit de recours que le code confère aux organisateurs.
Ainsi, les initiateurs d’une manifestation sur la voie publique ont le droit de considérer que la décision d’interdiction de la manifestation n’est pas motivée d’une manière suffisante ou encore qu’elle n’est pas circonscrite dans un temps raisonnable. Mais dans ces conditions, ils ont le droit de recourir à l’autorité de tutelle qui peut, « soit confirmer la décision d’interdiction, soit l’annuler » (art. 623 du Code pénal).
Lorsque ces organisateurs – dans l’hypothèse de la confirmation d’une décision d’interdiction – estiment que le maintien de cette décision d’interdiction n’est pas conforme à la loi, ils ont encore une voie de recours de caractère juridictionnel. En effet, « La décision d’interdire peut faire l’objet de recours devant le tribunal de première instance du ressort ». (art. 623 du Code pénal). Ainsi, lorsqu’au nom de la défense de certaines valeurs et principes inhérents à l’Etat de droit l’on envisage l’organisation d’une manifestation publique, il apparaît mieux indiqué – pour des raisons de cohérence – de s’inscrire dans le cadre des procédures légales et juridictionnelles pour contester la décision considérée comme illégale ou non conforme à la Charte.
Cet argument est conforté par le fait que la Charte qui prescrit le droit de manifestation prévoit également que « le respect des lois et règlements est un devoir sacré pour tout citoyen ». (art. 32 de la Charte de la transition).En effet, les textes ne se limitent pas à consacrer le droit de manifester, ils déterminent le régime de responsabilité y compris celle pesant sur les organisateurs de manifestation.
Tout d’abord, suivant l’article 625 du Code pénal, « Tout défilé, cortège ou manifestation sur la voie publique doit avoir un comité d’organisation composé d’au moins 5 personnes. Ce comité est chargé de passer des consignes de sécurité en vue de maintenir l’ordre et d’empêcher toute infraction aux lois et règlements en vigueur en collaboration avec les forces de maintien de l’ordre ».
En vertu de cette disposition qui met à la charge des organisateurs l’exigence de passer des consignes, « Les membres du comité d’organisation sont civilement responsables des infractions résultant de l’inobservation des dispositions de l’alinéa précédent ».
Si les membres du Comité d’organisation sont civilement responsables des infractions commises à l’occasion de ces manifestations, chaque manifestant est personnellement responsable des infractions qu’il commet à l’occasion de ces manifestations. A titre d’exemples, « les coups et blessures volontaires », les « incendies volontaires », la « destruction de biens (publics ou privés), les actes de vandalisme, etc. » constituent des infractions prévues et punies par le code pénal.
Telle est la raison pour laquelle ils ne font pas parties du droit de manifester. Il convient de relever qu’en vertu de la Charte, « le respect et la défense du patrimoine national et des biens publics sont un devoir pour tout citoyen ». (art. 31 de la Charte de la transition). En tout état de cause, « Sont punis d’un emprisonnement de 6 mois à 1 an et d’une amende de 500.000 à 2.000.000 de francs guinéens ou de l’une de ces deux peines seulement, ceux qui participent à l’organisation d’une manifestation non déclarée ou qui a été interdite ». (Article 636 du Code pénal).
III. ASPECTS CONCLUSIFS
Etant entendu que l’illicéité d’une manifestation ne représente pas un fait justificatif de l’agent des forces de sécurité commettant un crime, l’action publique doit être enclenchée aux fins de l’organisation de procès. Nul besoin de relever les rôles du procureur de la République (article 47 et s), du Procureur général (art. 47 et s. du CPP) et même du ministre de la Justice (art. 37.2 du CPP) aux fins de l’enclenchement de l’action nécessaire à l’organisation de ces procès.
Ces derniers seuls peuvent déterminer les circonstances de la mort des concitoyens, les peines pénales applicables aux auteurs ou la relaxe lorsqu’à l’occasion des procès, il est établi que tel ou tel agent était dans une situation ou le recours à la force qui a entraîné la mort représentait la seule alternative envisageable pour sauver sa propre vie.
En effet, les règles de droit ne se bornent pas à consacrer des infractions et les peines qui leur sont corrélativement applicables. Elles définissent également des faits justificatifs. Tout cela se détermine absolument dans le cadre d’un procès dans un Etat de droit.
Il résulte de ces considérations,
- Que le droit de manifester tel que prévu par la Charte ne peut faire l’objet d’une interdiction permanente ou une interdiction s’étendant sur une période manifestement longue ;
Que si le droit de manifester est prescrit par la charte, celui-ci s’exerce dans les conditions prévues par les lois. Or, ces lois déterminent les procédures requises et assortissent les décisions d’interdiction éventuelle de voies de recours ;
- Qu’à ce titre, l’interdiction même non motivée d’une manifestation ne justifie pas qu’on outre passe la mesure administrative, étant entendu l’existence de voies de recours ;
- Que le droit de manifester ne confère absolument pas le droit de procéder aux incendies volontaires, aux coups et blessures volontaires, à la destruction de biens, aux actes de vandalisme etc. Que ces pratiques constituent des infractions prévues et punies par le Code pénal ;
Que le caractère illicite d’une manifestation sur la voie publique n’autorise ni ne justifie des meurtres. Que ceux-ci demeurent des infractions criminelles qui engagent en priorité leurs auteurs.
Qu’étant entendu la sacralité de la personne humaine, le sujet mérite une réflexion profonde pour déterminer des pistes de solutions destinées à éviter que des concitoyens continuent de mourir quelle que soit les motifs ayant déterminé leur décision de manifester. Il convient donc d’envisager une réforme profonde pourrait se traduire, à titre d’exemples, par la subvention des partis politiques aux fins de financer « l’éducation politique des citoyens » que les constitutions guinéennes ont constamment mis à leur charge (évidemment pas de manière exclusive). Une telle éducation s’accompagnerait d’un outil pédagogique tel qu’ « un guide du citoyen » dans l’exercice de ses droits citoyens notamment de manifester. Un tel guide serait également imprimé d’une manière suffisante et mis à la disposition des écoles et des organisations de la société civile aux fins de sa vulgarisation. Une telle action devrait également être accompagnée du renforcement de la formation des forces de sécurité notamment sur le maintien d’ordre ainsi que de leur équipement convenable à la hauteur des risques inhérents à la mission qui leur est dévolue.
Une telle formation devrait s’accompagner de l’élaboration d’un outil pédagogique tel qu’un « Manuel de l’agent de maintien d’ordre ». Pour le long terme, le ministère en charge de l’éducation pré-universitaire devrait procéder à une réforme destinée à accroire le volume horaire du cours d’éducation civique de manière à ce qu’il soit enseigné de la troisième année de l’école primaire en terminale.
- Qu’en tout état de cause, la responsabilité de l’Etat est de veiller, à ce qu’en raison des pertes en vies humaines enregistrées, à immédiatement ouvrir une information judiciaire dans la perspective de l’organisation de procès. Car, l’Etat de droit « n’est pas l’Etat de n’importe quel droit ; mais un droit sous-tendu par des principes et des valeurs ».
Jean Paul KOTEMBEDOUNO
Membre du Conseil national de la Transition (CNT)
Rapporteur de la Commission Constitution, Lois organiques, Administration publique, organisation judiciaire