Avant l’indépendance de la Guinée, il existait une grande rivalité entre les
responsables des différents partis politiques. Pour une cause plus noble, ils
mirent fin à leurs divergences idéologiques et politiques pour battre campagne
pour le « Non » au référendum que proposait le Général de Gaulle. Après
l’indépendance, la lutte est finie et les clivages sont gommés. Les acteurs des
différents partis politiques devinrent ou membres du PDG-RDA ou firent
nommés au gouvernement. Ce fut à bien des égards une faute politique. Le
Président Sékou Touré n’avait plus de contrepouvoirs. Un boulevard de
despote n’était-il pas fait devant lui ?
La jeune République vivra la fièvre obsidionale. La femme sera conviée à
surveiller les mouvements de son mari, à l’inciter à adhérer au PDG-RDA. S’il
refusait, elle refuserait à lui. Le père pouvait dénoncer son fils. De cette volonté
du Président Touré à tout régenter, survirent des oppositions à son pouvoir et à
ses orientations économiques, sociales et politiques. L’absence de cadre
d’expression de cette opposition (à sa gestion du pays) conduit nombre de
citoyens à recourir à la défiance de l’autorité de l’Etat. Malheureusement des
familles entières furent endeuillées. Nombre d’elles vivent leur deuil manqué.
Les citoyens guinéens furent arrêtés et suppliciés au nom de la défense de
l’Etat. Derrière cet alibi, se cachaient des réalités économiques que les
dirigeants tentaient de masquer. L’évocation des complots conduisait le peuple
à vouer allégeance au régime qui le protège contre ses ennemis et à ne pas le
plaindre pour ses manquements.
L’ethnocentrisme que nous vivons y tire ses origines. Le PDG-RDA n’était pas
un parti ethnique, le régime du Président Sékou Touré n’était pas celui d’une
communauté contre une autre, ses victimes ne furent pas systématiquement les
membres d’une ethnie donnée. Confronté à une réalité intérieure et extérieure
difficiles ; les 6, 21 et 27 août 1976, le Président Sékou Touré attaqua une
communauté, il déclara que les membres de celle-là avaient la consommation de
l’alcool comme critère de l’évolution, que ceux-là avaient voté pour le « Oui »
au référendum du 28 septembre 1958. Il les qualifia de traitres qui induisent
toujours les autres peuples en erreur quand il s’agit d’apprécier la situation
guinéenne. L’absence de politiques mémorielles et d’une histoire collective
acceptée par la majorité ont conduit à la déformation de notre histoire et cela
est un danger de mort qui menace la République. Les sources informelles se
substituent à celles formelles inexistantes. Hélas le récit du passé est déformé à
souhait et les générations entières sont biberonnées à la haine de l’autre. La
mémoire collective est donc manipulée.
La transition militaire qui a suivi la première République a aussi été l’occasion
pour endeuiller les Guinéens et conduire certains à l’exil. La réaction du
Colonel Lansana Conté, Président du CMRN, aux évènements des 4 et 5 juillet
1985 n’a pas été appréciée par une certaine communauté vexée par son propos «
Wo Fotara ! ». Au dire de certains, il s’en est suivi une purge au pied du mont
Gangan.
La première République n’a pas été la seule à endeuiller. La deuxième a fait
aussi ses victimes nombreuses dans le camp des opposants et en 2007 au cours
d’une contestation sociale. A la différence de la première, la seconde
République a permis le multipartisme qui a été l’occasion de déceler les
premières manœuvres de manipulations ethniques à des fins électoralistes. Bien
avant l’indépendance de la Guinée, les associations régionales et
communautaires existaient. Seulement elles n’avaient pas de visées politiques.
La seconde République n’eut pas son univers concentrationnaire, mais au nom
de la défense de l’intégrité de l’Etat, elle fit arrêter certains hommes politiques.
Au nom de l’ordre et de la sécurité, elle œuvra à étouffer dans le sang les
manifestations sociales.
La transition militaire survenue après le régime Conté a aussi fait ses victimes
le 28 septembre 2008. Là encore, il était question de faire taire les voix
discordantes, celles venues dire au stade éponyme que le président de la junte
n’avait pas droit à être candidat à une élection présidentielle. Les Guinéens par
centaines furent tués, blessés, violés. Les cas de disparitions ont même été
évoqués.
La troisième République a aussi fait ses victimes nombreuses. Les opposants au
régime du Président Condé ont souvent payé le lourd tribut. Les manifestations
politiques ont toujours conduit à des morts et aussi les contestations de résultats
des élections qu’elles soient communales, législatives ou présidentielles. A
présent, l’instrumentalisation ethnique à des fins électoralistes semble avoir
atteint son paroxysme.
Depuis plus de six décennies notre pays vit un cycle ininterrompu de violences
d’Etat. Comme toujours l’appareil répressif de l’Etat est utilisé pour, dit-on,
défendre les intérêts existentiels du même l’Etat, sa survie en danger, asseoir la
paix et protéger les citoyens. Depuis six décennies les violences sont
répétitives en Guinée avec son corollaire de malheurs. A chaque fois que
l’appareil répressif de l’Etat endeuille une famille, qu’elle que soit la raison, la
confiance entre l’Etat et ses citoyens se détériore.
Aujourd’hui, l’Etat est défié, une violence symbolique s’exerce contre lui : ses
représentants (agents de sécurité) sont égorgés par des manifestants qui s’en
réjouissent, les édifices publics sont détruits et calcinés (commissariats de
police, gendarméries, etc.). Il faut rompre ce cycle vicieux de violence : violence
institutionnelle-Violence de contestation-Violence de répression. Cela ne se fera
pas avec la force ou en s’imposant à ses adversaires. La mise en place d’un
cadre de dialogue même inclusif ne permettra pas de guérir le mal. Elle fera
naître une paix factice et donnera la fausse impression de cohésion nationale.
Le mal doit être attaqué depuis ses origines. Pourquoi l’Etat de Guinée endeuille
toujours ses citoyens alors qu’il a la charge de les protéger ?
Pour répondre à cette question, il faudra mettre en place une Commission de
Réconciliation Nationale. Oui de réconciliation non pas entre ethnies, il n’y
aucun différend vrai entre elles, mais une commission de réconciliation de l’Etat
guinéen avec ses citoyens et ses valeurs proclamées. Cette commission devra
nous éclairer sur la nature, les causes et l’ampleur des abus commis de 1958 à
nos jours. Aussi, elle devra être dotée d’un pouvoir élargi d’enquête et de
citation à comparaître. Elle devra être composée de plusieurs sous-
commissions : d’audition (publique ou à huis clos des victimes), de réparations,
d’amnistie. Une histoire dont on ne tire aucune leçon se répète indéfiniment.
Nous vivons une itération d’erreurs. Il faudra mettre fin à cette tradition de
malheurs.
Ce à quoi j’appelle est un travail de deuil et de mémoire. Il ne saurait être
réalisé sans la justice pour les victimes des différents régimes. Aussi l’Etat de
Guinée doit présenter ses excuses aux victimes et au peuple de Guinée pour ses
manquements et sa trahison du contrat le liant à ses citoyens. Il faut guérir la
Guinée de ses maux et les Guinéens des leurs blessures.
Ibrahima SANOH, citoyen guinéen.